L’abstention dans les médias, un événement comme un autre ?

L’abstention dans les médias, un événement comme un autre ?

Depuis 40 ans, nous assistons à une baisse croissante de la participation électorale toutes élections confondues. Ce constat semble d’autant plus alarmant qu’il est admis au sein de notre société que la bonne santé d’un régime démocratique repose sur sa capacité à fédérer autour de moments clefs, de créer des habitus communs à chaque citoyen.

L’élection est par conséquent une étape charnière dans la vie de tout habitant de la cité. Depuis l’instauration du  suffrage universel direct, l’abstention a toujours existé, mais longtemps elle ne dépassait que très rarement les 20%. Ce taux s'inverse désormais pour certains scrutins et devient parfois celui de la participation, si bien que les médias ne cessent de titrer ces éternels refrains : « Nouveau record battu pour l’abstention » ou encore « L’abstention, premier parti de France ? » quelques jours précédant un scrutin ou sur les plateaux le dimanche avant 20H. La logique voudrait que le discours politique et médiatique soit en capacité de faire comprendre que le vote répond à des besoins, qu’il préserve les droits tout en donnant des devoirs et que voter devrait être naturel pour les habitants de la cité. Tout au contraire, il semble avoir été normalisé mais également événementialisé au fur et à mesure des années.

Le feuilleton de l’abstention a remplacé la pédagogie du vote.

Dès lors, apparaissent des questionnements autour des discours qui expliquent ou en tout cas expriment l’abstention et il est nécessaire de prendre pleinement conscience de la dimension performative qui constitue ces discours - notamment médiatiques - ils ne sont pas seulement descriptifs, ils donnent corps et ne sont pas seulement immanents ; c’est là toute la question de l’impact qu’ils peuvent avoir quant à leur réception par leurs lecteurs, auditeurs, internautes. Dans quelle mesure ce phénomène électoral est-il devenu un événement au-delà d’un fait social ? 

Les médias ont bien cerné l’importance de ce phénomène. En revanche, la seule notion de médiatique selon Philippe Marion permet de donner plusieurs corps à un récit sans pour autant que les fondements de ce dernier ne changent. La médiatisation d’une donnée quelconque entraîne donc des biais de perception de par la narratologie médiatique qui est exercée. Par exemple, les chaînes télévisuelles, qui restent des médiums plébiscitées et encore davantage durant les périodes électorales, notamment les chaînes d’information en continu, jouent un rôle particulier dans la mise en récit des événements et cela vaut pour le phénomène abstentionniste. Aussi, la description médiatique qui en est faite reprend sans cesse d’éternels refrains identiques qui, au-delà d’une événementialisation certaine, renforcent le sentiment d’invisibilisation de ce phénomène car il semble noyé sous une masse informe de termes génériques. Ce phénomène est également visible lorsque nous observons les données d’utilisation du mot “abstention” dans les médias. Son aspect sériel se remarque très fortement car les pics de mentions se situent exclusivement aux moments des élections (en 2014, par exemple, le mot “abstention” - relié à un contexte électoral - a été mentionné près de 2 000 fois dans la presse en l’espace de quelques mois) et retombent à des niveaux très bas par la suite alors que, nous le savons, l’abstention est l’une des plus grandes crises démocratique que connaît notre système. La sérialité conférée par les médias, même s' ils n’en sont pas les seuls responsables, tend à renforcer l’invisibilisation de cette fracture sociétale en la faisant disparaître du champ médiatique pendant des temps longs.

Malgré eux, les médias, en événementialisant ce phénomène, contribuent donc à rendre l’abstention électorale de plus en plus invisible car elle devient inaudible de par la nature du traitement qui lui est réservée. En effet, ce traitement d’un phénomène associé à des termes systématiquement identiques ne peut que renforcer l’invisibilisation des individus qui lui sont liés malgré le fait qu’ils se trouvent régulièrement acteurs de ces discours notamment par le biais de reportages.Il est évident que l’abstentionnisme ne repose pas sur la seule responsabilité des médias mais qu’elle est bien issue d’une responsabilité partagée entre différents acteurs. Mais il ne semble pas incohérent d’évoquer le rôle des médias dans son événementialisation. En effet, l’abstention s’est créée une place de choix dans les journaux télévisés, mais aussi à la radio ou encore au sein de la presse écrite ces dix dernières années. Auparavant évoquée par les médias en marge des résultats, elle est désormais l’un des personnages principaux de chaque campagne électorale.

L’abstention est devenue un candidat comme un autre.

La mise en récit de l’abstention par les médias, notamment la presse écrite nationale et télévisuelle, participe alors de fait à son événementialisation. En effet, à l’aide de codes linguistiques récurrents ou encore à l’aide de discours ne se satisfaisants que de lieux communs, cela donne une place plus importante à la possibilité de sensationnaliser ce phénomène en occultant les différentes analyses sociologiques qui ont pu être faites autour des profils d’abstentionnistes tout au long de ces années. De plus, l’accentuation du phénomène abstentionniste ces dix dernières années a permis, dans le cadre de sa médiatisation, de feuilletonner ce sujet uniquement au moment des échéances électorales . Alors qu’il apparaît clairement que l’abstention ne se révèle pas que lors de ces dernières mais témoigne bien d’un désengagement et d’un manque de confiance global de certaines catégories sociales envers la politique et plus largement le « système ».

Au fil du temps, nous avons fait de l’abstention un événement comme un autre, en la normalisant nous prenons le risque d’oublier de la traiter comme une alerte démocratique.