Spécialiste des comportements électoraux et des mouvements populistes, Elie Michel est chercheur au CEVIPOL de l’Université Libre de Bruxelles. Il est également Chercheur associé au CEVIPOF (Sciences Po) et Fellow du European Governance and Politics Program du Robert Schuman Center for Advanced Studies (EUI).
Pour « A Voté », il aborde les possibles conjonctions entre l’augmentation de l’abstention et du vote en faveur de l’extrême droite, notamment dans un contexte post-covid et dans la perspective des élections européennes.
Existe-t-il une conjonction entre l’abstention et le vote d’extrême droite ?
L’augmentation de l’abstention électorale et du vote pour le Rassemblement National (RN) — ou plus anciennement le Front National — sont les deux phénomènes électoraux marquants des dernières décennies. Les deux semblent augmenter de pair à chaque élection, présidentielle du moins. À l’échelle des territoires, on observe aussi que le FN/RN obtient parmi ses meilleurs scores dans les territoires où l’abstention électorale est forte (nord-est de la France, mais aussi par exemple les DOM-TOM au deuxième tour de l’élection de 2022). Cependant, la relation entre les deux phénomènes n’est pas évidente : c’est aussi dans des zones où l’abstention est plus forte que l’on vote le moins pour le RN — comme en Seine–Saint-Denis par exemple. Par définition, les électeurs RN ne sont pas des abstentionnistes, mais en réalité, les électeurs sont assez volatiles : ils ne votent pas toujours pour le même parti, et ne votent pas forcément à chaque élection. Il existe donc un groupe d’électeurs qui vote pour le FN aux élections présidentielles, et s’abstient généralement aux élections intermédiaires.
Comment a évolué le vote des jeunes en faveur de l’extrême droite en France ces dernières années ?
Ces 20 dernières années, le RN a largement progressé au sein de groupes démographiques qui lui étaient auparavant plutôt défavorables, comme les plus jeunes électeurs, ou encore les femmes. Les gains récents du RN se font notamment chez les très jeunes, les classes populaires, les chômeurs, et plus généralement des milieux culturels qui étaient assez éloignés de l’extrême droite. L’analyse du vote des jeunes est plus complexe qu’il n’y paraît. En termes de sociologie électorale, l’âge renvoie à la fois à un effet de génération — c’est à dire vivre les expériences communes à sa tranche d’âge — et à un effet de cycle de vie — on ne pense et ne vote pas toujours de la même façon à 18 ans et à 70 ans. De plus, la « jeunesse » n’est pas un groupe homogène, elle se caractérise aussi par des clivages sociaux, culturels, et politiques qui ont des conséquences sur le choix de vote. Il est important de rappeler que le choix des « primo-votants » en 2022 (les électeurs de 18 à 24 ans qui votent pour la première fois) se porte avant tout sur… l’abstention ! L’extrême droite n’est pas plus forte chez ces électeurs que dans la moyenne de l’électorat, mais elle n’y est pas plus faible non plus. C’est la tranche d’âge suivante, les 25-34 ans qui est la plus favorable au RN ces dernières années. Historiquement, l’extrême droite obtenait ses scores les plus faibles chez les électeurs les plus jeunes, mais aussi chez les plus âgés ! À partir de 2017, ce phénomène semble définitivement révolu. En 2022, on observe cependant deux types d’électeurs d’extrême droite chez les jeunes : des jeunes très politisés et diplômés qui ont voté pour Eric Zemmour, et une jeunesse plus précarisée qui vote en grande proportion pour Marine Le Pen. Cette dernière réalise d’ailleurs d’excellents scores parmi les femmes de 25 à 34 ans, qui n’ont connu qu’elle à la tête d’un parti qui fait la place aux jeunes dans son organisation et qui est dirigé par une femme qui se présente comme « moderne ».
Vous avez étudié la sociologie électorale dans le contexte de l’impact du covid sur les opinions publiques. Qu’avez-vous constaté ?
La pandémie de Covid-19 a provoqué une crise multiple, sanitaire évidemment, mais aussi sociale, et économique. L’ampleur et la dimension globale de ces crises posent des questions quant aux conséquences politiques. Trois ans après le début de la pandémie, les opinions publiques sont-elles transformées ? Le positionnement politique des citoyens a-t-il évolué ? Force est de constater, qu’après la pandémie, les opinions politiques sont avant tout marquées par une grande stabilité. Si l’on observe une nette augmentation de la « demande de protection » en matière sociale et économique durant la crise, les équilibres politiques au sein de la population française restent néanmoins stables. Les Français ne sont pas plus à droite ou plus à gauche, mais on n’observe pas non plus de réel changement sur les préférences politiques plus fines, comme par exemple sur le rôle de l’État. Plus encore, la popularité du Président de la République semble avoir été assez peu affectée durant cette crise : elle reste assez stable. La réélection d’Emmanuel Macron en 2022 est en revanche bien déterminée par une autre crise : le déclenchement de la guerre en Ukraine en pleine campagne présidentielle. Cette dernière a provoqué un effet de ralliement net en faveur d’Emmanuel Macron, de la part d’électeurs inquiets de cette crise internationale.
Est-ce que les mécanismes de désinformation en ligne ont eu un effet sur le vote en France dans les dernières élections ?
Il est certain qu’un certain nombre d’électeurs qui s’informent en ligne le font dans des « bulles d’information » : il ne leur parvient que des informations politisées avec lesquelles ils sont généralement déjà d’accord. On parle aussi de « chambres d’écho » en ligne : les utilisateurs sont confrontés à des informations partisanes qui amplifient leurs convictions préalables. Cependant, il faut relativiser l’influence de l’information, et la potentielle désinformation en ligne. En effet, la plupart des Français utilisent de nombreuses sources d’information politique — et les réseaux sociaux constituent la principale source d’information politique pour une petite minorité d’électeurs (la télévision reste de loin le premier média d’information en France). On ne peut pas négliger qu’à titre individuel, certains électeurs sont victimes de campagne de désinformation en ligne — mais dans des proportions qui ne peuvent pas affecter le sort des scrutins.
De quelle manière la France se distingue-t-elle aux élections européennes par rapport aux autres pays européens ? En particulier en matière de vote en faveur de la droite populiste ?
En France, les élections européennes sont considérées comme des scrutins de second rang. Elles intéressent moins les électeurs qui identifient mal le rôle et les compétences du Parlement européen. Il s’ensuit que les niveaux d’abstention sont parmi les plus élevés pour ce type de scrutin. Cependant, la participation est en hausse lors des deux dernières élections européennes de 2014 et 2019. Deux scrutins où le rassemblement national est arrivé en tête, à chaque fois autour de 24 %. Du fait du système électoral proportionnel (unique cas pour un scrutin en France), le plus gros contingent de députés français au parlement européen appartient à l’extrême droite.
Le RN, ainsi que les partis d’extrême droite italienne, sont d’ailleurs les principaux animateurs des groupes parlementaires européens. Les députés européens ne sont pourtant pas des élus fantoches : ils ont une influence réelle. De plus, il est très net que les victoires du Rassemblement national aux élections européennes l’ont largement aidé à se notabiliser, et donc à se respectabiliser, en permettant d’avoir des élus mieux formés, des collaborateurs parlementaires nombreux, et des moyens financiers et politiques pour se développer.
Propos recueillis par Clémence Pène, Vice-Présidente d'A Voté, en mars 2023.